Dominique Chateau

Paul Magendie: le trouble de l’exactitude

À une époque où l’art a éclaté dans tous les sens, où l’œuvre a volé elle-même en éclats, où la peinture ne persiste qu’à travers des “retours à…”, où ses genres ne seraient plus que de beaux objets d’histoire de l’art, un Paul Magendie se voudrait peintre de trompe-l’œil ! Inconscience du contexte ou défi à l’air du temps ? En fait, si on regarde le monde de l’art, non plus de la lorgnette contemporaine, mais du point de vue de ce qu’Howard Becker appelle “les mondes de l’art” (au pluriel !), il existe une collection incroyable de ces mondes qui réunissent chacun des individus décidés à collaborer autour d’un projet artistique plus ou moins marginal.

Il m’a été donné ainsi de croiser à Taiwan, lors d’un colloque couplé à une exposition, le petit monde du Bird Art, un petit monde, en fait, qui a essaimé de part le monde — Grande-Bretagne, USA, Russie, Suède, Chine, Taiwan, etc. — formant un réseau tout à fait efficace. Un artiste du Bird Art est quelqu’un qui aime observer les oiseaux à la jumelle (il faut de la patiente quand on les accompagne en campagne !) et qui aime les peindre d’une manière plus ou moins réaliste : esthéticien de service, la cage ouvertej’ai découvert dans leurs œuvres des qualités esthétiques, à leur grand étonnement… Paul Magendie m’a récemment montré dans son atelier deCombray une œuvre en gestation où figure un oiseau. Loin que son art s’assimile au Bird Art. Non seulement parce que ses sujets sont diversifiés — fruits, légumes, pots, cuillières, pots de peinture, etc. , sans parler de ses portraits —, mais encore parce que la présence des qualités esthétiques dans ses œuvres de trompe-l’œil en sont partie prenante, en toute conscience. Une vulgate approximative tient à tort le trompe-l’œil pour du pur représenté du calque.

Le trompe-l’œil ne trompe plus personne — je veux dire intellectuellement. Car son effet d’illusion, lui, continue d’attraper l’œil qui passe dans les parages. On a beau ratiociner après-coup, en première instance, au premier instant, l’œil est saisi. On a beau rappeler sans cesse que l’œil n’est rien sans le cerveau qui décode les données qu’il attrape, une partie au moins de ce cerveau est inhibée par l’effet de présence que nous lance subrepticement le trompe-l’œil, comme le clin-d’œil d’un désir inopiné… Devant une œuvre franchement abstraite, on se demande au premier abord : cela aurait-il un sens ? Devant le trompe-l’œil, l’effet visuel nous renvoie d’emblée en deçà de cette question. La représentation est là, elle est là d’être là, comme une épiphanie vis-à-vis de laquelle il n’y a plus qu’à se rendre à l’évidence.

Pourtant, ce n’est pas une abstraction, cette fois au sens conceptuel. Loin du général, le trompe-l’œil se manifeste comme particularité irrévocable : non pas le concept de fruit, mais un fruit précis — pomme, raisin, oignon, artichaut ou autre — avec tout l’attirail de ses propriétés visuelles singulières. Si on néglige un temps ces dernières, l’objet représenté en trompe-l’œil est aussi la promotion du particolare, du détail habituellement relégué au second plan, qu’il soit simplement ornemental ou symbolique. Mais on n’en est encore qu’à un stade où nature morte et trompe-l’œil sont indiscernables. Il est vrai qu’à lire Diderot à propos de son ami Chardin, il semblerait que la nature morte remplisse parfaitement la fonction illusionniste : c’est le fruit lui-même (ce raisin, entre autres) qui est là, dit l’écrivain ; on a envie de l’attraper et de croquer dedans ! Pour contrebalancer ce réalisme, il y a la manière du peintre, plus ou moins rugueuse, en tout cas telle qu’en accommodant sur elle, après avoir halluciné le représenté, on retourne à la peinture.

Qu’est-ce qui distingue alors le trompe-l’œil de l’illusionnisme, pour ainsi dire, ordinaire? Il y a une réponse théorique, brillante: celle de Louis Marin, par exemple, qui commentant un article de Pierre Charpentrat, note que l’apparition “décolle étrangement de la surface de l’écran plastique” (“Représentation et simulacre”, Critique, juin-juillet 1978, p. 541). L’illusionnisme ordinaire ne le fait pas. Les figures y restent emprisonnées dans l’écran plastique. Mais “étrangement” signifie pas tout à fait, incomplètement: “l’hallucination est en instance de naître”. On retrouve là le thème de l’Unheimlich freudien, cette “inquiétante étrangeté” de quelque chose qui, tiré du familier, en sort tout en y restant. Les figures de cette peinture semblent tendre le coup pour sortir d’une surface où elle sont irrémédiablement coincées. D’où le fait que l’évidence première du trompe-l’œil, la trivialité de son effet, cache une vérité de la peinture: “La chose-trompe l’œil, écrit Marin, dévoile dans la représentation le secret même de la représentation, le secret de sa loi, en la retournant contre elle”.

Marin ajoute que l’effet concerné est éphémère. J’ajoute, pour ma part, qu’il n’est pas l’unique effet du trompe-l’œil. L’excès de représentation dans l’inachèvement d’une concrétisation absolue du représenté qui autoriserait l’objectivation complète, la sortie physique du cadre, est concurrencé par un excès de “présentation de la représentation” (selon, encore, un concept marinien). Tout est bien mis en place, en bon ordre,cage en cours selon un agencement exprès, particulièrement dans la sorte d’art glacé que pratique Paul Magendie. Or, cet effet de mise en scène (que Diderot attribuait à Chardin, mais qui, en l’occurrence, est décuplé) est persistant. Ce qui nous trouble, nous inquiète peut-être — mais selon cette sorte d’inquiétude mêlée de jouisance qui spécifie le plaisir esthétique —, c’est ce ressenti de l’ordre où s’affirme, tapi dans l’ombre, son démiurge.

J’ai la chance d’avoir visité à Combray, non point Proust!, mais l’atelier de Magendie, tandis qu’il exécutait son oiseau. À gauche, la toile, à droite une maquette: une grande boîte, ornée de deux rideaux verts, comme des rideaux de scène, retenus par des nœuds bleus et, au milieu, un oiseau dans une cage ouverte. La scène est reproduite à gauche, comme projetée sur la toile. En réalité, l’instantanéité de la projection que suggère la photographie ment vis-à-vis du travail de bénédictin, trait après trait, touche après touche, qui tend pendant des jours, voire des mois, vers le résultat. C’est un lent processus qu’exige la poïétique du trompe-l’œil. Un processus d’interaction entre le tableau et la maquette. Dans la toile achevée, Cage ouverte, Paul a rajouté un verre à moitié plein où trempent des fruits ainsi que d’autres fruits, sur la base où repose la cage.

Devant cette œuvre, je songe à la Jeune fille pleurant son oiseau mort de Greuze commentée par Diderot qui, dans un élan affectif irrépressible, en vient à tenter de consoler la jeune fille en question. Cage ouverte ne suscite aucune pulsion de cette sorte. Je dirais même que l’étrange décollement de ce qu’elle représente vers l’extérieur s’accompagne de l’impression que, figé à mi-chemin entre l’écran et le monde extérieur, la représentation fait obstacle (fait écran!) à toute velléité physique. On n’a nullement envie d’attraper la chose, parce que sa présence nous cage ouverte en détailssubjugue: “effet de présence”, souligne Marin, plutôt qu’“effet de réel”; je précise: dans le sensible plutôt que dans la doxa. D’autant que la manière picturale plutôt lisse, le glacis de surface et le bon ordre des choses nous renvoient au créateur. Cette manière est un aboutissement. Paul Magendie dans une publication récente montre le cheminement vers le trompe-l’œil d’un artichaut où se révèle, à travers l’esquisse et son remplissage, le palimpseste d’un travail pictural qui étape après étape précise la mise en présence des choses que vise le trompe-l’œil (Leung Ping-Kwan / Paul Magendie, Artichaut, avec le poème “Ode à l’artichaut” de Pablo Neruda, Éditions Nihil Obstat, octobre 2010).

L’intérêt de montrer ces étapes, c’est aussi d’attester que l’artiste pourrait s’arrêter avant d’entrer en trompe-l’œil — comme on entre en religion… Il pourrait s’arrêter là où Chardin s’arrête. Il décide, dans un moment peut-être de rupture où son engagement s’affirme, d’aller au-delà de l’illusionnisme ordinaire et d’éprouver, une fois de plus, ce trouble de l’exactitude à quoi ouvre l’entrée en trompe-l’œil. Sans doute cela a-t-il à voir aussi avec sa propre fascination de produire, après un travail acharné, ce moment magique de figement de l’échappée des figures, comme un oiseau fixé au moment de son envol, par lequel le trompe-l’œil impose son mode ontologique.

Dans Cage ouverte, l’oiseau reste posé sur son perchoir; il “hausse” des ailes, tout juste; nulle amorce d’envol, même annoncée. L’oiseau est sorti par la peinture qui l’oblige en même temps à rester emprisonné dans la cage pourtant ouverte… Comme pour signifier l’oxymore du trompe-l’œil…

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